Dominique Khalfouni - Marlène Ionesco

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Interviews

© Photo:  Dominique Khalfouni

Comment avez-vous reçu la proposition de Marlène Ionesco de vous consacrer un film ?

Il s’agit d’abord d’une amitié. Au départ, c’est vrai, il y a eu une rencontre. Marlène Ionesco m’avait en effet invitée pour voir son film Le Rêve d’Othello. Par la suite, lors du tournage, elle a eu l’intelligence de faire en sorte que je ne me rende pas compte que j’étais filmée. En fait, je ne savais jamais quand on tournait. On discutait, on se promenait, elle m’a aussi invitée dans le Midi à revoir mon ancienne maison. Ce film, au fond, je pense que je ne l’aurais fait avec personne d’autre, car elle a eu l’art et la manière d’amener les choses. Il ne s’agissait pas non plus de faire uniquement la rétrospective d’une carrière de danseuse. Ce qui m’a beaucoup plu, c’est la connexion avec mon fils ainsi que l’idée de transmission. Très vite, les points communs entre nos deux trajectoires sont apparus évidents. Au bout du compte, c’est cet aspect-là qui m’a convaincue de faire le film.


La danse est présentée dans le film comme une sorte d’évidence, comme quelque chose qui a toujours existé pour vous. Mais vous n’évoquez pas le premier souvenir qui aurait tout déclenché…

En fait, j’ai de nombreux premiers souvenirs. Je me souviens avoir découvert la danse par les Ballets Moisseev, que mes parents m’avaient emmené voir à l’âge de quatre ans. J’ai eu tout de suite envie de faire la même chose : la musique, les costumes, la joie des danseurs… Le coup de foudre a été immédiat. Je suis alors entrée dans une petite école de danse qui organisait des spectacles en fin d’année. Les cours et les spectacles, cela correspondait exactement à ce que je voulais. Me rendre au cours était mon bonheur de la semaine. En commençant à quatre ans et demi, on a en effet l’impression de n’avoir rien connu d’autre. Le reste était une suite logique, un peu comme lorsqu’on apprend à parler. Mais si j’avais pu choisir, j’aurais été musicienne, car j’aime peut-être encore plus la musique que la danse. Dans la musique, contrairement à la danse, il n’y a pas de limite d’âge. Un musicien, on l’entend, alors qu’un danseur, on le voit. Or, le regard des autres m’a toujours gênée.

Pour en revenir à l’évidence de la danse, il est vrai que dans mon cas les choses ont suivi
leur cours naturellement. Je n’ai pas connu de problèmes majeurs durant ma scolarité à
l’Ecole de danse de l’Opéra. Au fil du temps, j’aimais la danse de plus en plus, et l’accident au genou que j’ai eu plus tard m’a fait comprendre que je ne pouvais pas vivre sans la danse. Pendant des mois, j’ai essayé d’imaginer poursuivre des études et faire autre chose, mais plus le temps passait, plus je prenais conscience de mon désir de danser.


Parmi les figures marquantes que vous évoquez dans le film, il y a notamment Yvette Chauviré. Quel rôle a-t-elle joué auprès de vous ?


Nous avons beaucoup parlé avec Marlène Ionesco, et de nos conversations, il n’est finalement resté que quelques bribes conservées dans le film. Au travers de nos discussions, Yvette Chauviré est en effet apparue comme une figure qui s'imposait : j'avais été fortement impressionnée par son charisme. Je l’ai d’abord côtoyée comme danseuse à l’Opéra, puis comme professeur du ballet. Je suivais son cours tous les jours, en plus de la classe du matin, car son cours était facultatif. Elle réunissait plusieurs qualités, comme la poésie, le lyrisme, mais aussi la fantaisie et l’humour. Elle se laissait découvrir et c’était fascinant. Son cours ne ressemblait à aucun autre. Elle me faisait en quelque sorte oublier mon personnage, mes difficultés. Je rêvais par son intermédiaire.


Le film fait également référence au stage que vous avez effectué en Russie, alors même que vous étiez déjà danseuse à l’Opéra. De votre propre initiative, vous avez demandé une autorisation à l’Opéra pour partir un mois en Russie [au Bolchoï]. Qu’y cherchiez-vous et qu’y avez-vous trouvé ?

A Moscou, je me suis retrouvée d’abord dans un grand désarroi et confrontée à une solitude infinie. Cette expérience a été l’une des plus dures que j’ai connues. Je suis arrivée là-bas toute seule et rien n’était prévu. Je logeais chez quelqu’un que je ne voyais jamais. Je devais prendre le métro et je ne savais même pas lire la langue. Au théâtre, personne ne me disait bonjour. Bref, les conditions étaient épouvantables. En même temps, j’ai reçu un choc énorme en voyant les spectacles [les étoiles étaient alors Vladimir Vassiliev, Ekaterina Maximova, Natalia Bessmertnova, Maïa Plissetskaïa…]. Ces danseurs dansaient comme je rêvais de danser. J’avais eu envie de voir la danse telle qu’elle se pratiquait là-bas et là-bas, je découvrais soudain une affinité et une connexion personnelles avec une manière de danser. Bien sûr, je trouve notre école française merveilleuse et je vénère l’Opéra, mais la réalité, c’est que j’ai éprouvé en Russie un choc qui m’a libérée. Soudain, j’ai compris que j’avais quelque chose en moi qu’il me fallait exprimer dans mon propre pays. Cette découverte m’a vraiment aidée et ouvert les yeux.

Vous sentiez-vous des affinités particulières avec les héroïnes de Youri Grigorovitch, telles Anastasia dans Ivan le Terrible, rôle sur lequel vous avez été nommée Etoile ?


Toutes les histoires sont bonnes à mes yeux. A chaque fois, c’est une aventure et un oubli de soi-même. Ce sont aussi des rencontres avec les chorégraphes, les partenaires, la musique, ou bien encore le passé… Je vis beaucoup dans le passé, car l’avenir m’effraie. Pour ce qui est des héroïnes de Grigorovitch, il est vrai que toutes ces femmes exceptionnelles me paraissaient bien plus intéressantes que ma propre vie. Elles représentaient un réconfort, un échappatoire, du bonheur en quelque sorte. Anastasia en l’occurrence appartient à une époque tellement lointaine… Se fondre dans un tel personnage était vraiment féerique…

Dans quel contexte s’est passée votre nomination d’étoile ?

J’ai d’abord dansé trois représentations du Lac des cygnes, si mes souvenirs sont bons, en tant que corps de ballet, dans la Cour Carrée du Louvre. On n’avait d’ailleurs eu que très peu de répétitions et les conditions étaient très difficiles. Je venais récemment d'être promue sujet et avait eu beaucoup de mal à sortir des classes de quadrilles et de coryphées. Juste après, il y a eu les vacances, et à la rentrée, j’ai eu la surprise d’être distribuée dans le rôle d’Anastasia dans Ivan le Terrible, qui entrait alors au répertoire de l’Opéra. C’était une nouvelle extraordinaire. C’est sur ce rôle que l’on m’a nommée Etoile.

Quels sont les partenaires qui vous ont marquée plus particulièrement ?

J’ai eu la chance d’avoir des partenaires extrêmement gentils et généreux. Chacun avait sa personnalité et ses qualités propres. Je n’aime pas donner des noms, car je n’ai eu que de bonnes relations avec mes partenaires. Avec chacun, j’ai connu une expérience différente. Tous m’ont fait avancer, tous m’ont procuré des émotions, tous m’ont enrichie et appris quelque chose. Outre les danseurs de l’Opéra, il y a eu Vladimir Vassiliev, Mikhaïl Barychnikov, Richard Cragun, Peter Schaufuss… Dans le film, un choix a dû être fait. Vassiliev notamment était lié à l’importance qu’a eue la Russie dans mon parcours et dans nos discussions. Mais tous mes partenaires ont été pour moi des exemples. Je les admirais. Quand j’étais jeune, ils étaient des idoles. Je ne pouvais pas imaginer alors que j’aurai un jour ne serait-ce qu’en face de moi Vassiliev ou Barychnikov… Alors danser avec eux, je ne le concevais même pas!… Mais tout est arrivé très vite avec les rôles principaux. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles on a appelé ce film Comme un rêve. Aujourd’hui encore, cela me semble une chance extraordinaire de les avoir rencontrés, d’avoir travaillé avec eux, des les avoir vus aussi travailler et répéter.

Vous avez quitté l’Opéra de Paris pour le Ballet de Marseille. Comment avez-vous rencontré Roland Petit ?


A l’époque du Lac des cygnes et de ma nomination d’étoile, Roland Petit m’avait déjà proposé de rejoindre sa compagnie. J’étais donc déjà allée travailler un peu à Marseille où je m’étais produite en tant qu’invitée. Il est ensuite venu monter à l’Opéra Le Fantôme de l’Opéra, dont j’ai fait la création. J’étais déjà très tentée par l’idée de partir. Il est vrai que j’ai toujours eu un peu de mal à me sentir à ma place à l’Opéra. Cette maison me paraissait trop grande en quelque sorte. Je pensais que je n’y ferai jamais rien et que je ne saurai pas m’y battre. En même temps, j’admirais profondément ce théâtre, j’aimais les gens qui en faisaient partie, je savais ce que je leur devais et au fond, je n’avais jamais pensé aller ailleurs. Pour en revenir à Roland Petit, j’allais voir tous ses spectacles et toutes ses créations : j’avais vu notamment L’Arlésienne, Proust, des ballets qui m’ont beaucoup marquée et que j’avais très envie de danser. A la même époque, Georges-François Hirsch et Rosella Hightower sont arrivés à l’Opéra. J’avais demandé une permission pour aller danser en Amérique pendant mes vacances, une permission qui m’a été refusée sans discussion. Ma démission s’est alors faite très rapidement, en l’espace d’un après-midi. J’ai téléphoné à une avocate pour qu’elle me rédige une lettre de démission en bonne et due forme et je suis partie. Il n’y a eu aucune réflexion, mais j’ai souvent agi comme ça.

Noureev est arrivé à la direction du Ballet de l’Opéra après votre départ. Avez-vous eu des regrets, entre autres de ne pas avoir dansé ses ballets ?

Il n’y avait pas que les ballets de Noureev. J’ai ainsi découvert par la suite John Neumeier, que j’adorais, et beaucoup d’autres chorégraphes. A l’époque où j’étais à l’Opéra, il n’y avait malheureusement que très peu de chorégraphes. Alors, c’est vrai, j’étais un peu déçue quand j’ai vu tout cela. Mais il m’aurait fallu deux vies parallèles pour continuer à danser le répertoire classique tout en travaillant avec d’autres chorégraphes. Barychnikov notamment m’avait proposé de continuer à me produire avec l’ABT. Il se trouve que la vie de la compagnie à Marseille m’a remplie complètement, sans même parler de l’éducation de mes deux enfants. Le Ballet de Marseille était alors une compagnie qui marchait très bien. Nous assurions beaucoup de spectacles, des tournées partout dans le monde. Pour le reste, je n’ai jamais eu d’agent, je n’ai jamais su discuter de contrats ou autres.

Quel regard portez-vous sur cette période de l’Opéra, que vous n’avez donc pas connue, par rapport à celle que vous avez connue ?

C’est un grand regret. Vu de l’extérieur, l’Opéra s’est transformé, de même que les danseurs. L’Opéra avait besoin de ce renouveau. Moi qui avais un peu dansé avec Noureev comme partenaire, j’aurais vraiment aimé travailler avec lui.

Quel regard portez-vous sur l’évolution de l’Opéra et plus généralement sur celle de la danse depuis votre génération ?


Je ne suis plus dans la maison et à vrai dire, comme je me trouve en-dehors de tout cela, je préfère, tant que j’y suis, y rester.

Sur l’évolution de la danse, je pense que c’est aux danseurs qu’il faut le demander. Pour moi, la danse, c’est une aventure, ce sont des sentiments… La seule question au fond, c’est le bonheur qu’elle est susceptible d’apporter aux danseurs et aux spectateurs. C’est ce que j’en attendais personnellement et c’est ce que je souhaite aux gens qui pratiquent la danse aujourd’hui. Il faut que la poésie et le rêve continuent de transparaître à travers cet art. Sans doute notre génération est-elle complètement dépassée sur le plan technique, mais pour moi, cet aspect-là n’a jamais été primordial. Le travail sur le corps m’a, il est vrai, passionnée très jeune - et il fallait en passer par là -, mais il était indissociable d’un autre travail tout aussi nécessaire, davantage d’ordre psychique et sentimental. L’évolution actuelle est indéniablement très technique, mais sur le plan artistique, ce n’est pas forcément à moi de me prononcer. La seule chose que je peux dire, c’est que les spectacles me procurent un bonheur immense à chaque fois. Je revis les spectacles des jours durant, et cela me nourrit pleinement, d’autant plus quand j’y vois mes enfants ou des êtres que j’aime.

Quel rôle jouez-vous auprès de votre fils? On vous voit dans le film l’assister dans des exercices d’assouplissement. Etes-vous aussi une sorte de «conseiller artistique» auprès de lui ?

Je joue simplement un rôle de maman qui a vécu dans le passé les mêmes expériences que celles qu’il vit maintenant. Je sais par où il passe, je sais ce qu’il ressent. Beaucoup de gens l’entourent déjà à l’Opéra et possèdent toutes les compétences pour remplir ce rôle artistique. Je suis plutôt une confidente, quelqu’un qui lui apporte un réconfort. On se voit de moins en moins, mais on s’appelle et l’on se parle beaucoup tous les jours. J’essaye aussi d’aller voir les spectacles, mais sans toutefois être trop présente. Mon grand regret au fond est que l’échange ne se passe pas dans un studio, que ce soit avec mes enfants ou avec d’autres artistes. Il faut avouer qu’il est difficile d’être complètement, et si rapidement, évincé de ce milieu. Je suis un peu fataliste, je ne suis pas quelqu’un qui réclame. J’ai appris cependant, tout au long de ma vie, à gommer les difficultés de la vie pour ne voir que le bon côté des choses. Il faut continuer à rêver, comme je le dis un peu trop souvent…



Entretien réalisé le 13 décembre 2008

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